Politique

La rencontre du marxisme et de la Chine

La Croix 23/3/1967

 

A-t-on compris le sens de la rencontre entre le marxisme et la Chine ? A-t-on vu surtout que l'événement est d'une portée encore plus profonde que le réveil de six cents millions d'hommes et leur entrée sur la scène politique ? Si oui, on s'étonnerait moins des gardes rouges et des fureurs iconoclastes qui, paraît-il, s'apaisent. Certains excusent ces fureurs en minimisant le nombre des excès commis. Importe moins pourtant, la quantité de musées mis à sac que ce délire de détruire jusqu'à la trace de la culture qu'on hérite. S'il doit y avoir excuse, ce serait plutôt dans le caractère inéluctable de la réaction. La rencontre brusquée entre l'Extrême-Orient du  marxisme et la Chine a provoqué un traumatisme si intense que l'explosion en violence était fatale.

Certes, le marxisme a trouvé des points de parenté dans la tradition chinoise. Ils lui ont constitué des structures d'accueil : un athéisme généralisé où l'âme s'efforce d'apaiser sa soif par la contemplation de l'ordre social ; une soumission au déroulement cosmique qui traçait la voie à accepter la divinisation de l'Histoire (ce déroulement cosmique assumé par l'empereur comme l'Histoire par le surhomme du marxisme). Beaucoup plus que les interventions soviétiques, qui souvent laissèrent percer leur impérialisme, ces structures, de même que l'injustice des possédants et l'humiliation d'un grand peuple, expliquent la diffusion du communisme en Chine.

Mais de telles correspondances n'abolissent pas le fait que le marxisme soit avant tout « une hérésie extrême-orientale » (Toynbee) et que comme tel il contredit l'être même de la Chine. Comme tel, il provoque l'acculturation, et une acculturation d'autant plus profonde que la faculté chinoise de réversibilité sans transition a joué comme aux temps anciens des mutations de dynastie où on changeait jusqu'aux unités de mesure. C'est d'un seul coup que la Chine a plongé dans le marxisme, abandonnant sa culture comme on rejette une défroque. C'est d'un seul coup qu'elle a répudié le plus profond de son âme, à savoir sa temporalité circulaire, pour se précipiter dans la temporalité occidentale la plus linéaire, en adoptant une philosophie née de l'idée d'évolution progressive et qui exagère cette temporalité avec une démesure elle aussi toute occidentale.

Or, cette divergence des temporalités avait suscité la différence entre les démarches ancestrales de l'Europe et de la Chine. Pour rejeter la mentalité primitive en créant sa civilisation et son histoire, celle-ci avait eu pour premier geste de s'enfermer, comme en un cercle, dans la Grande Muraille : l'Europe, elle, fut Alexandre s'enfonçant toujours plus avant vers le Bactriane. La peinture témoigne elle aussi, l'Europe découvrant la perspective, cette projection dans l'espace-temps et la Chine fidèle au contraire à l'égalité close des plans. Élie Faure l'a remarqué : ce qui comptait jusqu'à présent pour le Chinois n'était pas de faire le tour de l'Univers, mais le tour du centre de l'Univers. Mais voici, par le marxisme, la Chine pénétrée par cette Europe qu'on peut dire d'esprit périphérique et centrifuge, car elle est d'abord action signifiée dès son aurore par l'athlète debout, vainqueur au stade et se réclamant à la fois du logicisme grec et du dynamisme chrétien contre la fatalité du destin. La voici presque identifiée à cette Europe, fût-ce pour se dresser contre elle, parce que prennent sens les mots de mouvement, d'expansion, de progrès, de changement et que se taisent ceux de règne et de tradition qui figeaient les mythes acceptés de génération en génération. La voici dans l'ivresse de ne plus être soi, c'est-à-dire de ne plus goûter le compromis, de ne plus laisser de porte de sortie dans la discussion, de rejeter l'ambivalence. Aussi aux galeries des Temples, par la main des gardes rouges, brise-t-elle le sourire bouddhique qui, selon Nikos Kazantzaki « ensorcelle et tue les grandes espérances de la terre », et puisque « chaque minute jaune est lourde de siècles », elle détruit l’œuvre des siècles.

Dès lors, le geste minable de ces gardes rouges se situe comme un épisode à peu près inévitable dans un des grands mouvements de l'Histoire. Car c'est un des grands mouvements de l'Histoire que, fût-ce dans le cadre périlleux du marxisme chinois, l'Occident et l'Orient se soient rencontrés. « Marxisme chinois », ces deux mots accolés expriment la plus grande révolution de notre temps, la plus intime à l'homme également. L'acculturation qui en résulte explose, et c'était fatal, en violence, mais cette violence même, incapable de durée parce qu'elle contredit l'âme d'une peuple, réduira l'épisode aux dimensions d'un hiatus assez bref avant la synthèse des civilisations.  Car quelque chose se prépare qui sera tout à la fois l'Orient et l'Occident, et cette synthèse ne se dissociera plus. Seul cessera le « mal des ardents », diagnostiqué par Cheik  Hamidou Kane dans son Aventure ambigüe, qu'en acculturant trop brusquement les peuples des autres mondes, l'Occident libéral comme l'Occident marxiste ont répandu.